Mohammed Tifardine, calligraphe d'Essaouira
On ne pouvait réaliser cette série de portraits de peintres d'Essaouira sans parler de Mohammed Tifardine. Artiste calligraphe depuis plus de 30 ans, il décline comme une forme identitaire les textes ainsi écrits sur les deux dimensions du papier, la troisième relève de l'inspiration et du cœur. Rencontre.
Nous sommes rue Ceuta, en pleine médina. Mohammed nous attend dans son tout petit atelier, dans un de ces rares quartiers d'Essaouira encore animés par ses habitants plus que par des touristes. Artiste et premier calligraphe d'Essaouira, il pratique depuis quelques décennies l'art des pleins et des déliés, ou l'équilibre de lettres arabes entremêlées.
A Essaouira, où il est né en 1960 (à quelques pas de son atelier actuel), son chemin croise celui de Frederic Damgaard, collectionneur, amateur et historien d’art qui fonda la première galerie d'art à Essaouira en 1988 ainsi que l'Ecole de peinture de la ville. Lorsque Mohammed lui présente ses travaux, il est alors le seul calligraphe à Essaouira, et Damgaard l'expose aussitôt. C'était en 1989. Depuis, Mohammed a fait sa place, et son nom parmi les amateurs de calligraphie. Certains, venus il y a des années, retrouvent aujourd'hui le chemin de son atelier pour une nouvelle commande.
Le texte et l'émotion
On revient ensemble sur l'histoire de la calligraphie. Mohammed m'explique que dans l'Islam, il est interdit de peindre des personnages. Le figuratif ainsi banni, les artistes on créé la calligraphie arabe pour retranscrire les textes et citations du Coran sous la forme artistique que l'on peut admirer dans les mosquées et lieux saints. Un art qui a par la suite mué pour s'étendre à des textes non religieux. "Chaque tableau est une citation" : Mohammed Tifardine décline quant à lui la calligraphie sur des thèmes variés allant d'une parole de Voltaire au serment d’Hippocrate, des proverbes ou prénom, mais toujours en arabe. En bas de ses toiles sur papier Canson, on découvre souvent la silhouette d'une île, l'ombre portée d'une mosquée, Essaouira apparaît, "comme une signature" nous dit-il. Toujours présente, et pour cause, sa ville est son horizon et "son île". Il ne la quitte que rarement. Ses œuvres, elles, ont beaucoup voyagé, au Maroc, en France mais aussi jusqu'en Thaïlande ou en Australie. Car il est vrai que cette forme "exotique" d'art et d'expression plaît beaucoup l'étranger, fascine aussi un peu.
Mais le plus souvent, ce sont les voyageurs qui viennent à lui, jusqu'à Essaouira. Et pour voir ses œuvres, il faut se rendre à l'Espace Othello qui détient l'exclusivité sur ses calligraphies. Pour Mohammed Tifardine, il y a toujours un intérêt à n'avoir qu'un seul revendeur pour ne pas disperser et dévaloriser ses œuvres. Une stratégie qui porte ses fruits et fidélise aussi les amateurs.
Petit essai rapide : Mohammed me fait une démonstration de calligraphie, à l'aide d'un morceau de bois, de carton ou de plastique et avec l'unique couleur du brou de noix, ce colorant naturel extrait de la partie charnue qui enveloppe ledit fruit, aux teintes brunes, chocolat et ocres. Sur le thème des Gnaoua, il me raconte en peignant l'histoire de sa première calligraphie présentée à Frederic Damgaard, celle du "cri du gnaoui", une représentation de la transe par un visage, et Essaouira d'apparaître dans une bouche immense. Les lettres ont disparu. La calligraphie de Mohammed Tifardine rejoint ainsi le format de l'esquisse, pour retranscrire l'émotion seule, sans un mot.
Parfois, des notes de couleurs viennent remplir les interstices d'une lettre ou d'un mot. Ainsi, se mêlent les encres aux noms magiques : "bleu azur", jaune "ocre d'or", rouge "terre de sienne brûlée", ou encore "bleu céleste". Poésie dans la poésie.
A propos de couleur, Mohammed me dit aussi qu'il observe la mode pour s'inspirer, car selon lui "l'art doit aller dans le sens de la mode". Je lui demande alors "quelles couleurs voyez vous en ce moment ", sans hésiter : le rouge, le vert de gris, le bleu turquoise. Personnellement j'adhère. Avis aux shoppeuses et autres fashionistas : M. Tifardine pourrait bien décoder la mode avant vous !
Ses calligraphies, traditionnelles ou expérimentales, ornent de nombreux riads, à Agadir, à Marrakech et Essaouira. Aujourd'hui il n'est plus le seul calligraphe à Essaouira, d'autres peintres empreintent à cet art les codes et la méthode, démultipliant ainsi les styles et les inspirations pour le plaisir des touristes et amateurs d'authenticité.
Texte et photo Alice Joundi